C'est l'histoire d'un enfant aux yeux noirs qui flottent, et s'échappent dans le vague, un enfant toujours allongé, aux joues douces et rebondies, aux jambes translucides et veinées de bleu, au filet de voix haut, aux pieds recourbés et au palais creux, un bébé éternel, un enfant inadapté qui trace une frontière invisible entre sa famille et les autres. C'est l'histoire de sa place dans la maison cévenole où il naît, au milieu de la nature puissante et des montagnes protectrices ; de sa place dans la fratrie et dans les enfances bouleversées. Celle de l'aîné qui fusionne avec l'enfant, qui, joue contre joue, attentionné et presque siamois, s'y attache, s'y abandonne et s'y perd. Celle de la cadette, en qui s'implante le dégoût et la colère, le rejet de l'enfant qui aspire la joie de ses parents et l'énergie de l'aîné. Celle du petit dernier qui vit dans l'ombre des fantômes familiaux tout en portant la renaissance d'un présent hors de la mémoire.
Comme dans un conte, les pierres de la cour témoignent. Comme dans les contes, la force vient des enfants, de l'amour fou de l'aîné qui protège, de la cadette révoltée qui rejettera le chagrin pour sauver la famille à la dérive. Du dernier qui saura réconcilier les histoires.
La naissance d'un enfant handicapé racontée par sa fratrie.
Un livre magnifique et lumineux.
Aux marches de l'Empire « à cent têtes et cent corps », sommeille une province minérale et nue où le froid, le givre, les bourrasques semblent ankyloser les habitants d'une bourgade qui ne signalait jusque-là ni notoriété historique, ni intérêt géographique, si ce n'est d'être placée à la frontière « d'un pays dont la bannière se frappait d'un croissant d'or », et dont la vitalité contraste avec l'épuisement ranci du village aux passions tristes.Un jour, le curé est découvert mort. La tête fracassée par une pierre. De quelle nature est le crime ? Qui pouvait en vouloir à ce curé d'une terre où les chrétiens et les musulmans vivaient depuis toujours en bonne entente ? Que faire, qui accuser, et qui entraver dans son action si, à partir de ce meurtre, s'ordonne toute une géométrie implacable d'actes criminels et de cruautés entre voisins ? Il y a un heureux : le Policier, Nourio, car « c'était fabuleux pour lui d'avoir une pareille affaire, dans ce lieu abandonné de toute fantaisie, de tout grain de sable, roulé dans l'ordinaire des jours ». Le voilà lancé dans d'inutiles recherches. À quoi sert de s'opposer au cours impétueux des choses ?Dans ce vieux monde de l'Empire qui s'affaisse, « dans un sommeil épais, s'enroulait dans sa léthargie comme un escargot fainéant bâille dans sa coquille », il y a tous les personnages, en chairs et en vices, qui conviennent au déroulement de la tragédie : chacun joue à merveille sa partition. Nourio, le Policier au teint olivâtre et aux pulsions incontrôlables. Baraj, l'Adjoint dont l'apparence de bête placide et musculeuse dissimule l'âme d'un enfant poète. Lémia, la fillette aux formes adolescentes dont les ombres et les pleins agacent les nerfs du Policier. Tant d'autres, et même les fantômes des temps passés, qui n'ont en commun, dans leur médiocrité âpre et satisfaite, dans le secret de leurs âmes, que d'agir en comparses du grand Effondrement de l'Empire. De suspens en rebondissements, l'intrigue haletante se double d'une grande réflexion sur nos errements contemporains, la volonté de quelques-uns de réécrire l'Histoire, la négation de certains crimes de masse et autres arrangements avec la réalité.
Fausto a quarante ans, Silvia en a vingt-sept. Il est écrivain, elle est artiste-peintre. Tous deux sont à la recherche d'un ailleurs, où qu'il soit. Alors que l'hiver s'installe sur la petite station de ski de Fontana Fredda, au coeur du val d'Aoste, ils se rencontrent dans le restaurant d'altitude Le Festin de Babette. Fausto fait office de cuisinier, Silvia, de serveuse. Ils se rapprochent doucement, s'abandonnant petit à petit au corps de l'autre, sans rien se promettre pour autant. Alors qu'arrive le printemps et que la neige commence à fondre, Silvia quitte Fontana Fredda pour aller toujours plus haut, vers le glacier Felik, tandis que Fausto doit redescendre en ville rassembler les morceaux de sa vie antérieure et finaliser son divorce. Mais le désir de montagne, l'amitié des hommes et des femmes qui l'habitent et le souvenir de Silvia sont trop forts pour qu'il résiste longtemps à leur appel.
Après le succès mondial des Huit Montagnes, Paolo Cognetti revient sur ses sommets bien-aimés avec un éblouissant roman d'amour, véritable ode à la montagne tour à tour apaisante, dangereuse, imprévisible et puissante.
« Comment l'appeler ?
Je dis Anne, mais cette fausse intimité me met mal à l'aise. Je ne peux pas dire Anne, quelque chose m'en empêche, qui, au cours de la nuit, se matérialisera par l'impossibilité de rester dans sa chambre. Alors je dis Anne Frank, comme on évoque l'ancienne élève brillante d'un collège fantomatique. Deux syllabes.
Anne Frank, une histoire que « tout le monde connaît » tellement qu'il n'en sait pas grand-chose. Car « tout le monde connaît » ne dit pas que « tout le monde sait », mais qu'on est pressé de passer à autre chose, de le ranger au Musée, ce petit fantôme.
La Maison Anne Frank est un appartement vide. C'est l'absence de ses habitants devant laquelle les visiteurs défilent. C'est le vide qui transforme cet appartement, l'Annexe, en musée. Mais le vide n'existe pas. Il est peuplé de reflets qui témoignent de l'abîme, celui de la disparition d'Anne Frank.
Toute la nuit, j'irai d'une pièce à l'autre, comme si une urgence se tenait tapie encore, à retrouver. »
Comme un écrivain qui pense que « toute audace véritable vient de l'intérieur », Leïla Slimani n'aime pas sortir de chez elle, et préfère la solitude à la distraction. Pourquoi alors accepter cette proposition d'une nuit blanche à la pointe de la Douane, à Venise, dans les collections d'art de la Fondation Pinault, qui ne lui parlent guère ?
Autour de cette « impossibilité » d'un livre, avec un art subtil de digresser dans la nuit vénitienne, Leila Slimani nous parle d'elle, de l'enfermement, du mouvement, du voyage, de l'intimité, de l'identité, de l'entre-deux, entre Orient et Occident, où elle navigue et chaloupe, comme Venise à la pointe de la Douane, comme la cité sur pilotis vouée à la destruction et à la beauté, s'enrichissant et empruntant, silencieuse et raconteuse à la fois.
C'est une confession discrète, où l'auteure parle de son père jadis emprisonné, mais c'est une confession pudique, qui n'appuie jamais, légère, grave, toujours à sa juste place : « Écrire, c'est jouer avec le silence, c'est dire, de manière détournée, des secrets indicibles dans la vie réelle ».
C'est aussi un livre, intense, éclairé de l'intérieur, sur la disparition du beau, et donc sur l'urgence d'en jouir, la splendeur de l'éphémère. Leila Slimani cite Duras : « Écrire, c'est ça aussi, sans doute, c'est effacer. Remplacer. » Au petit matin, l'auteure, réveillée et consciente, sort de l'édifice comme d'un rêve, et il ne reste plus rien de cette nuit que le parfum des fleurs. Et un livre.
Lorsque le narrateur décide de questionner ses parents sur leur pays d'origine, le Liban, il ne sait pas très bien ce qu'il cherche. La vie de ses parents ? De son père, poète-journaliste tombé amoureux des yeux de sa femme des années auparavant ? Ou bien de la vie de son pays, ravagé par des années de guerre civile ?Alors qu'en 1975 ses parents décident de vivre à Paris pendant deux ans, le Liban sombre dans un conflit sans fin. Comment vivre au milieu de tout cet inconnu parisien quand tous nos proches connaissent la guerre, les attentats et les voitures piégées ? Déambuler dans la capitale, préparer son doctorat, voler des livres chez Gibert Jeune semble dérisoire et pourtant ils resteront ici, écrivant frénétiquement des lettres aux frères restées là-bas, accrochés au téléphone pour avoir quelques nouvelles. Très vite pourtant la guerre pénètre le tissu parisien : des bombes sont posées, des attentats sont commis, des mots comme « Palestine », « organisation armée », « phalangistes » sont prononcés dans les JT français.Les années passent, le conflit politique continue éternellement de s'engrener, le Liban et sa capitale deviennent pour le narrateur un ailleurs dans le quotidien, un point de ralliement rêvé familial. Alors il faut garder le lien coûte que coûte notamment à travers ces immenses groupes de discussion sur WhatsApp. Le Liban, c'est la famille désormais. Incisif, poétique et porté par un humour plein d'émotions, Beyrouth-sur-Seine est une réflexion sur la famille, l'immigration et ce qui nous reste de nos origines.
Raphaëlle est garde-forestière. Elle vit seule avec Coyote, sa chienne, dans une roulotte au coeur de la forêt du Kamouraska, à l'Est du Québec. Elle côtoie quotidiennement ours, coyotes et lynx, mais elle n'échangerait sa vie pour rien au monde.
Un matin, Raphaëlle est troublée de découvrir des empreintes d'ours devant la porte de sa cabane. Quelques jours plus tard, sa chienne disparaît. Elle la retrouve gravement blessée par des collets illégalement posés. Folle de rage, elle laisse un message d'avertissement au braconnier. Lorsqu'elle retrouve des empreintes d'homme devant chez elle et une peau de coyote sur son lit, elle comprend que de chasseuse, elle est devenue chassée. Mais Raphaëlle n'est pas du genre à se laisser intimider. Aidée de son vieil ami Lionel et de l'indomptable Anouk, belle ermite des bois, elle échafaude patiemment sa vengeance.
Un roman haletant et envoûtant qui nous plonge dans la splendeur de la forêt boréale, sur les traces de deux-écoguerrières prêtent à tout pour protéger leur monde et ceux qui l'habitent.
Un soir, sur une aire d'autoroute qui sent les taillis brûlés, Roger l'ancien taulard qui faisait sauter les fourgons blindés et Joseph le Parisien bourgeois repenti s'installent pour casser la croûte à l'arrière de leur vieux Volvo F89. Soudain une voiture débarque et laisse derrière elle un panier en osier. Roger, bonhomme aux grosses mains boisées, s'approche et découvre avec stupeur un bébé endormi. Que faire du marmot ? Roger veut l'emmener à la maternité la plus proche. Dans son coin, caressant le doux duvet de l'enfant, Joseph sourit. « Et si on le gardait, ce bébé ? » Amis depuis l'enfance, les deux hommes vivent dans une maison forestière sans aucun confort moderne. Comment y accueillir un enfant en bas âge ? Comment s'en occuper au quotidien, au contact de cette nature rustique rythmée par les travaux manuels ? Et surtout comment garder ce bébé en toute légalité ?
Petità petit, ils préparent des biberons, fabriquent des couches avec un vieux t-shirt, cuisinent des bons petits plats au gamin fraîchement baptisé Moïse. Roger et Joseph réparent leurs blessures, leur solitude et leurs regrets.
Pourtant une ombre venue tout droit du passé de Roger rôde autour de la maison et du bébé. Pour protéger Moïse, les deux compères devront compter sur l'aide de leur entourage : Karl Marx le psy des cabossés, l'Indien boulanger autoproclamé d'un village autogéré, Julie, la fille de Roger, et Karim, son amoureux, ou encore Muguette, la petite prostituée malmenée par la vie.
Dans ce roman moderne au grand coeur, Jacky Durand met en scène des héros attachants loin des sentiers battus, qui découvrent le pouvoir de l'amitié et de la paternité. Plus on est de fous plus on s'aime est une magnifique ode à la vie et ses égratignures, à la nature et aux sentiments.
Prisonnier des nazis, Monsieur B., en dérobant un manuel d'échecs, a pu, à travers ce qui est devenu littéralement une folle passion, découvrir le moyen d'échapper à ses bourreaux. Libéré, il se retrouve plus tard sur un bateau où il est amené à disputer une ultime partie contre le champion Czentovic. Une partie à la fois envoûtante et dérisoire...
Quand ce texte paraît à Stockholm en 1943, Stefan Zweig, désespéré par la montée et les victoires du nazisme, s'est donné la mort l'année précédente au Brésil, en compagnie de sa femme. La catastrophe des années quarante lui apparaissait comme la négation de tout son travail d'homme et d'écrivain. Le joueur d'échecs est une confession à peine déguidée de cette désespérance.
« Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au-dessus de nos têtes. » Pietro est un garçon de la ville, Bruno un enfant des montagnes. Ils ont 11 ans et tout les sépare. Dès leur rencontre à Grana, au coeur du val d'Aoste, Bruno initie Pietro aux secrets de la montagne. Ensemble, ils parcourent alpages, forêts et glaciers, puisant dans cette nature sauvage les prémices de leur amitié.
Vingt ans plus tard, c'est dans ces mêmes montagnes et auprès de ce même ami que Pietro tentera de se réconcilier avec son passé - et son avenir.
Dans une langue pure et poétique, Paolo Cognetti mêle l'intime à l'universel et signe un grand roman d'apprentissage et de filiation.
Traduit de l'italien par Anita Rochedy
Monsieur Linh est un vieil homme. Il a quitté son village dévasté par la guerre, n'emportant avec lui qu'une petite valise contenant quelques vêtements usagés, une photo jaunie, une poignée de terre de son pays. Dans ses bras, repose un nouveau-né. Les parents de l'enfant sont morts et Monsieur Linh a décidé de partir avec Sang diû, sa petite fille. Après un long voyage en bateau, ils débarquent dans une ville froide et grise, avec des centaines de réfugiés. Monsieur Linh a tout perdu. Il partage désormais un dortoir avec d'autres exilés qui se moquent de sa maladresse. Dans cette ville inconnue où les gens s'ignorent, il va pourtant se faire un ami, Monsieur Bark, un gros homme solitaire. Ils ne parlent pas la même langue, mais ils comprennent la musique des mots et la pudeur des gestes. Monsieur Linh est un coeur simple, brisé par les guerres et les deuils, qui ne vit plus que pour sa petite fille. Philippe Claudel accompagne ses personnages avec respect et délicatesse. Il célèbre les thèmes universels de l'amitié et de la compassion. Ce roman possède la grâce et la limpidité des grands classiques.
Raphaëlle et Anouk ont passé l'hiver dans leur yourte en Gaspésie, hors du temps et du monde. À l'approche du printemps, Raphaëlle convainc sa compagne de rejoindre la communauté de la Ferme Orléane pour explorer la possibilité d'une agriculture et d'un vivre-ensemble révolutionnaires... ainsi que la promesse de suffisamment de conserves pour traverser les saisons froides, au chaud dans leur tanière.
Rapidement la vie en collectivité pèse à Anouk et les premières frictions entre elle et Raphaëlle se font sentir. La jeune femme décide d'aller se ressourcer dans sa cabane au Kamouraska, entre les pins millénaires et le murmure de la rivière. Elle ne tarde pas à y recroiser Riopelle-Robin, un farouche militant écologique, avec qui elle a eu une liaison aussi brève que passionnée. Aux côtés d'« éco-warriors » chevronnés, ce dernier prépare une nouvelle mission : l'opération Bivouac. Son objectif : empêcher un projet d'oléoduc qui doit traverser les terres du Bas-Saint-Laurent et menace de raser une forêt publique, véritable bijou de biodiversité.
Anouk, bientôt rejointe par Raphaëlle et ses alliées de la Ferme Océane, se lance à corps perdu dans la défense du territoire. La lutte s'annonce féroce, car là où certains voient une Nature à protéger, d'autres voient une ressource à exploiter, peu importe le coût.
Gabrielle Filteau-Chiba renoue avec ses personnages de marginaux sensibles et libres et signe un grand roman d'amour et d'aventure sur la défense de l'environnement.
« Joie, tous les humains deviennent frères lorsque se déploie ton aile douce. ».
Quatre ans avant 1789, quatre ans avant la prise de la Bastille et la Déclaration des Droits de l'Homme, Schiller écrit ce poème qui ne cessera d'accompagner Beethoven.
Un Beethoven toute sa vie passionné de fraternité alors que tout se ligue contre lui, sa famille, sa santé, ses amours, ses finances, la noblesse.
À tous les coups qui le frappent, il répond par un chef d'oeuvre. Jusqu'à ce bout du chemin, le 26 mars 1827, en plein coeur d'un orage. Il meurt en nous laissant, en nous léguant cette joie, les derniers accents de sa neuvième symphonie devenu le chant de l'Europe enfin réconciliée.
Ce livre est le récit de cette passion, le portrait d'un génie fraternel.
Un livre né d'un double amour.
Pour l'Europe.
Et, bien sûr, pour la musique. Car le trio « Fidelio » que viennent de créer Erik Orsenna, le pianiste Michel Dalberto et le violoncelliste Henri Demarquette raconte, mots et notes mêlés, cette folle et bouleversante passion pour la Fraternité.
De quel trésor avons-nous le plus aujourd'hui besoin ?
Toute sa vie Lucy a suivi une route tracée d'avance, notamment en matière d'amour. Elle a rencontré un homme qui lui ressemblait : même âge, même parcours, mêmes rêves ; ils se sont mariés et ont eu deux enfants. Mais voilà, aujourd'hui, Lucy est une enseignante de quarante et un ans, divorcée, avec deux fils à charge, et la route débouche sur un carrefour. Quelle direction prendre ? Lucy sent ses certitudes vaciller... Serait-ce le parfait timing pour un coup de foudre ?
Lorsqu'elle rencontre Joseph derrière le comptoir de la boucherie de son quartier bobo londonien, elle ne cherche pourtant pas l'amour, loin de là. Plutôt un baby-sitter de confiance, pour pouvoir sortir de temps à autre. Et puis Joseph a vingt-deux ans, habite chez sa mère, cumule les petits jobs et rêve de devenir DJ. Pire encore, il a voté LEAVE. Disons-le, il n'a rien du candidat idéal. Mais parfois, il s'avère que la personne qui peut vous rendre le plus heureux est celle à laquelle vous vous attendez le moins ! Même si cela peut générer quelques complications...
Entre comédie sociale et romantique, sur fond de Londres déchirée par le Brexit, Nick Hornby nous offre un roman de notre époque qui nous rappelle que pour vivre ensemble il faut savoir dépasser ses préjugés et accepter les différences. En amour comme en politique.
« Il est tout blanc, d'un blanc spectral, taillé en Hermès. Privé de son socle, pour ainsi dire détrôné, il jouxte des artefacts faits de la même substance dure, compacte, quelque peu élimés par le temps, imprégnés de la même grandeur surannée. La vitrine expose une matière - l'ivoire - à travers ses multiples usages exhumés d'un grenier de grand-mère. Un chausse-pied, des coquetiers, des ronds de serviette, un coupe-papier, un bougeoir, des boules de billard, une brosse à cheveux, et au milieu de ce bric-à-brac de brocanteur, un roi avec sa barbe et ses médailles. Léopold II n'est plus qu'un bibelot parmi d'autres. »King Kasaï est le nom d'un éléphant empaillé qui fut longtemps le symbole du Musée royal de l'Afrique centrale, situé près de Bruxelles. C'est devant le « roi du Kasaï » et près d'un Léopold II à la gloire déboulonnée, dans cette ancienne vitrine du projet colonial belge aujourd'hui rebaptisée Africa Museum, que Christophe Boltanski passe la nuit. En partant sur les traces du chasseur qui participa à la vaste expédition zoologique du Musée et abattit l'éléphant en 1956, l'auteur s'aventure au coeur des plus violentes ténèbres, celles de notre mémoire.
« À force de vouloir m'abriter en toi, j'ai perdu de vue que c'était toi, l'orage. Que c'est de toi que j'aurais dû vouloir m'abriter. Mais qui a envie de vivre abrité des orages? Et tout ça n'est pas triste, mi amor, parce que rien n'est noir, absolument rien.
Frida parle haut et fort, avec son corps fracassé par un accident de bus et ses manières excessives d'inviter la muerte et la vida dans chacun de ses gestes. Elle jure comme un charretier, boit des trempées de tequila, et elle ne voit pas où est le problème. Elle aime les manifestations politiques, mettre des fleurs dans les cheveux, parler de sexe crûment, et les fêtes à réveiller les squelettes. Et elle peint.
Frida aime par-dessus tout Diego, le peintre le plus célèbre du Mexique, son crapaud insatiable, fatal séducteur, qui couvre les murs de fresques gigantesques.»
Le métier de Brodeck n'est pas de raconter des histoires. Son activité consiste à établir de brèves notices sur l'état de la flore, des arbres, des saisons et du gibier, de la neige et des pluies, un travail sans importance pour son administration. Brodeck ne sait même pas si ses rapports parviennent à destination. Depuis la guerre, les courriers fonctionnent mal, il faudra beaucoup de temps pour que la situation s'améliore.
« On ne te demande pas un roman, c'est Rudi Gott, le maréchal-ferrant du village qui a parlé, tu diras les choses, c'est tout, comme pour un de tes rapports. » Brodeck accepte. Au moins d'essayer. Comme dans ses rapports, donc, puisqu'il ne sait pas s'exprimer autrement. Mais pour cela, prévient-il, il faut que tout le monde soit d'accord, tout le village, tous les hameaux alentour. Brodeck est consciencieux à l'extrême, il ne veut rien cacher de ce qu'il a vu, il veut retrouver la vérité qu'il ne connait pas encore. Même si elle n'est pas bonne à entendre.
« A quoi cela te servirait-il Brodeck ? s'insurge le maire du village. N'as-tu pas eu ton lot de morts à la guerre ? Qu'est-ce qui ressemble plus à un mort qu'un autre mort, tu peux me le dire ? Tu dois consigner les événements, ne rien oublier, mais tu ne dois pas non plus ajouter de détails inutiles. Souviens-toi que tu seras lu par des gens qui occupent des postes très importants à la capitale. Oui, tu seras lu même si je sens que tu en doutes... » Brodeck a écouté la mise en garde du maire.
Ne pas s'éloigner du chemin, ne pas chercher ce qui n'existe pas ou ce qui n'existe plus. Pourtant, Brodeck fera exactement le contraire.
PRIX GONCOURT DES LYCEENS 2007 (12/11/2007)
Au début du siècle, une petite pension sur la Côte d'Azur, ou plutôt sur la Riviera, comme on disait alors. Grand émoi chez les clients de l'établissement : la femme d'un des pensionnaires, Mme Henriette, est partie avec un jeune homme qui pourtant n'avait passé là qu'une journée.
Seul le narrateur prend la défense de cette créature sans moralité. Et il ne trouvera comme alliée qu'une vieille dame anglaise, sèche et distinguée. C'est elle qui, au cours d'une longue conversation, lui expliquera quels feux mal éteints cette aventure a ranimés chez elle.
Stefan Zweig est né à Vienne en 1881. Il s'est essayé aux genres littéraires les plus divers : poésie, théâtre, traductions, biographies romancées et critiques littéraires. Mais ce sont ses nouvelles qui l'ont rendu célèbre dans le monde entier.
Profondément marqué par la montée et les victoires du nazisme, Stefan Zweig avait émigré au Brésil. Il s'est suicidé en même temps que sa seconde femme à Pétropolis, en février 1942.
À mi-chemin entre le « touriste professionnel » et le « reporter à temps partiel », Julien Blanc-Gras se revendique « envoyé un peu spécial ».
Armé de son détachement salutaire et de son humour indéfectible, il nous embarque dans un nouveau tour du monde, avec la curiosité et la joie de la découverte pour seules boussoles.
Tout peut arriver en voyage. Au fil de ses aventures dans une trentaine de pays, Julien Blanc-Gras raconte les galères et les instants de grâce, les no man's land et les cités tentaculaires, les petits paradis et quelques enfers. On y rencontre un prêtre shintoïste et un roi fantasque, une star du cinéma nigérian et un écrivain américain, un gardien de phare et un héros national - parmi tant d'autres portraits qui peuplent ces récits et cette planète.
Sur une montagne sacrée du Népal ou sur une île déserte d'Indonésie, au fin fond du Kansas ou dans l'agitation de Kinshasa, Julien Blanc-Gras rend compte de notre époque sans jamais asséner, démontrer ou pontifier.
« En s'éloignant de chez soi, on se rapproche de l'universel. » À lire Julien Blanc-Gras, on comprend que, vu de près, le monde n'est pas aussi moche qu'il en a l'air.
« Fin mai 2022, j'ai acheté, dans un magasin parisien spécialisé dans les randonnées en montagne, un lit de camp, un sac de couchage et une lampe torche. Le lendemain, j'ai installé mon équipement d'alpiniste sur le sol froid du musée de l'Acropole à Athènes pour y passer une nuit de lune décroissante, entièrement seule.
Comment arriverez-vous à dormir avec tous ces yeux de marbre qui vous fixent ? m'avait-on prévenue. Mais c'est une nuit dans un musée vide que je m'apprêtais à passer devant l'Acropole. À Athènes, il ne reste que des miettes : un pied de déesse, la main de Zeus, la tête d'un cheval. Nous avons tous dérobé quelque chose à la Grèce : ses idées, à partir desquelles nous avons forgé nos racines occidentales. Les marbres du Parthénon, arrachés à la pioche et envoyés en Angleterre par Lord Elgin au début du XIXe siècle. Dans ce vol collectif, je ne suis qu'un imposteur parmi d'autres : je ne suis pas grecque, je ne parle pas le grec moderne, et pourtant j'ai bâti ma vie et mon écriture sur ce vol.
Ce soir, ce privilège sans précédent dans l'histoire du musée m'a pourtant été accordé, à moi, qui n'ai ni Homère ni Platon dans mon sac, mais la biographie de Lord Elgin. »A. M.
Traduit de l'italien par Béatrice Robert-Boissier
Nous sommes à Bizerte, en Tunisie, janvier 1921, sous le protectorat français. La vie serait presque douce pour le jeune docker du port de Bizerte, Tarik Aït Mokhtari, nageur longiligne et musculeux, s'il ne s'était heurté un matin, dans sa ligne de nage, à un obstacle infranchissable : il ne le sait pas encore, mais il s'agit d'un croiseur de bataille, survivant de la flotte impériale russe qui fuit l'irréversible et sanglante poussée des « rouges » et transporte à son bord toute une population d'exilés, de « blancs » aristocrates désormais appauvris, bousculés par le vent de l'histoire. Mais il ignore la guerre qui divise la Russie. Il vit à Bizerte, il est beau et pauvre, il a une soeur désirable, une mère veuve.Ce destroyer est-il « maskoun » ? Hanté, habité par un djinn, infréquentable pour le docker aux longs cils ? D'où vient le navire fantôme couleur d'âme grise ? Quel est son nom ? Que cherche-t-il à fuir ? Quelles horribles scènes de pogroms, de fermes incendiées quand les soviets lancent « le coq rouge », pillent, tranchent au sabre et fusillent, quelles images hantent à jamais les passagers du Georguii Pobiedonossetz ? Depuis le 18 décembre 1920, les Russes sont confinés à bord des bateaux de guerre en rade de Bizerte. Des prisonniers flottants. Tarik aurait été avisé d'en rester là. Mais, comme le chant d'une sirène, le docker entend soudain la voix d'une jeune femme, une voix de théâtre, et il aperçoit, chatoyante, sa robe de mousseline blanche, gonfler sur le pont du navire.A l'instant il en est captif.Yelena Maksimovna Mannenkhova, fille unique d'un riche baron, personnage qu'on dirait issue de La Cerisaie, a la beauté fragile d'une porcelaine qui va se briser. Chaperonnée par sa tante Sofia, elle fuit la même horreur que toute une classe sociale gisant sans pouvoir s'en libérer dans les coursives d'un navire qui sera leur prison, et peut-être leur destin. Tarik parviendra-t-il à la rencontrer ? Avant que le cosaque Bissenko ne tranche la blanche gorge de notre héroïne ? Avant que la soeur du docker ne se marie ? Avant que le monde ne referme les rideaux d'un théâtre pourpre sang sur ces deux innocents ? Vivront-ils ?
« L'auteur de Rien de grave aime Blonde parce que c'est l'une de ses obsessions : avoir tout et finir avec rien. » Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche, 17 juillet 2008.
Blonde ne ressemble à aucun livre de Joyce Carol Oates. Avec cette oeuvre monumentale et baroque, qu'elle compose à partir des fantasmes que lui inspire Marylin Monroe, l'écrivain a ainsi marqué de son empreinte un genre inédit : la « bio-fiction ». Construite en cinq actes, cette tragédie est écrite sur deux modes : l'un narratif et réaliste, l'autre surréaliste, fait de visions et d'hallucinations. Un peu comme si la folie d'une Marylin starifiée venait interrompre les voix de différents personnages tentant de raconter son histoire. Au sein de ce choeur, on entend le souffle gracile et timide de Norma Jean, l'enfant blessée et perdue que Marylin a dû être, obsédée par le pouvoir de destruction et la fragilité de sa mère.
C'est donc la part d'ombre de ce personnage devenu mythique qui a inspiré Joyce Carol Oates : « Je n'ai pas décidé de faire un livre sur Marilyn Monroe. C'est en découvrant une photo de Norma Jean prise en 1944 quand elle avait dix-sept ans que j'ai eu envie d'écrire sur cette jeune fille ordinaire, quelconque, une Américaine typique avec ses cheveux foncés et son visage rond, qui ne ressemblait en rien à Marilyn Monroe. [...] C'est grâce et à cause d'Hollywood qu'elle s'est métamorphosée, qu'elle est devenue un miracle. Ce qui compte pour moi, c'est la vie privée de Norma Jean, comment cette vie privée s'est transformée en produit. » Quand on sait que c'est à sa mère que Joyce Carol Oates a pensé en découvrant cette photo des jeunes années de Marilyn, on a très envie d'entendre l'auteur de Mauvaise fille nous raconter en quoi la lecture de Blonde a été pour elle d'une telle importance.
La Grammaire est une chanson douce est une fantaisie joyeuse. Jeanne, la narratrice, une jeune adolescente, pourraît être la petite soeur d'Alice, l'héroïne de Lewis Carroll, précipitée dans un monde où les repères familiers sont bouleversés. Avec son frère aîné, Thomas, elle voyage beaucoup : leurs parents sont séparés et vivent chacun d'un côté de l'Atlantique. Un jour, leur bateau fait naufrage et, seuls rescapés, ils échouent miraculeusement sur une île inconnue.
Accueillis par Monsieur Henri, un musicien poète et charmeur, ils découvriront un territoire magique où les mots mènent leur vie : ils se déguisent, se maquillent, se marient. C'est une promenade dans la ville des mots, pleine d'humour et de poésie, où les règles s'énoncent avec légéreté. Les tribus de verbes et d'adjectifs, les horloges du présent et du passé s'apprivoisent peu à peu, au rythme des chansons douces de Monsieur Henri.